Extraits de la lettre de Mgr Éric de Moulins-Beaufort au Président de la République

«Le matin, sème ton grain». Dans ce livre qui sort en librairies ce mercredi 3 juin, le président de la Conférence des évêques de France adresse une longue lettre à Emmanuel Macron. De cette manière, l’archevêque entend participer à la réflexion du monde de l’après-Covid-19. Extraits inédits.

« Mon rôle est d’apporter à un responsable politique de quoi nourrir sa réflexion, en essayant de lui être utile, pour être utile au pays et à l’humanité entière. Je sème mon grain selon ce qui m’est donné. » Dans une longue lettre adressée au président de la République, Mgr Éric de Moulins-Beaufort veut faire œuvre utile. Et montrer une Église ouverte, en dialogue avec l’État, traversée par un seul souci : le bien commun.

 

Dans ce texte d’une soixantaine de pages (1), l’archevêque de Reims ouvre des perspectives pour l’après-Covid-19. Il l’a travaillé notamment avec le conseil permanent de la Conférence des évêques de France (CEF).

Son initiative répond à l’interpellation d’Emmanuel Macron, formulée lors d’une audioconférence organisée par l’Élysée le 21 avril, en temps de confinement. « Le président a demandé aux responsables de culte de partager leurs réflexions sur l’événement singulier qu’est la crise sanitaire que le monde entier traverse », confie Mgr de Moulins-Beaufort, qui a pris l’invitation au pied de la lettre. Le 15 mai, il avait déjà adressé une lettre au président de la République plaidant pour la reprise des cultes pour la fête de Pentecôte. Une deuxième audioconférence, prévue le 25 mai, n’a finalement pas eu lieu, interrompant en apparence le dialogue.

 

Extrait : « Dans notre pays, l’unité maintenue est particulièrement significative »

« J’ajoute en préambule un constat : nos sociétés sont restées en paix et l’humanité entière aussi. Peut-être une guerre commerciale et économique se prépare-t-elle, mais pour le moment aucune société n’a sombré dans la violence et aucun pays n’a profité du confinement généralisé pour s’emparer par la force d’une portion de territoire. À l’échelle de l’histoire humaine, une telle situation ne doit pas être si fréquente. Pour tous les humains, c’est un motif de soulagement et de fierté, de confiance aussi ; pour les croyants, d’action de grâce pour Dieu qui agit dans les cœurs et les esprits. Dans notre pays, l’unité maintenue est particulièrement significative alors que la fracture sociale est bien présente et que nous avons connu des tensions sociales fortes ces dernières années. »

Il est vrai que la décision du Conseil d’État du 18 mai demandant au gouvernement de revoir sa copie quant à l’interdiction des rassemblements cultuels a pu refroidir l’Élysée. La CEF n’avait pourtant pas crié victoire, soucieuse de préserver le dialogue, après une décision de justice provoquée par d’autres catholiques qu’elle. La lettre-programme de Mgr de Moulins-Beaufort s’impose comme une reprise en main de la parole catholique et la poursuite d’un dialogue voulu de part et d’autre.

 

Le temps ralenti

Dans le chapitre intitulé « Liberté », le président de la CEF revient sur l’interdiction de rassemblements appliquée aux cultes et lance un avertissement : « L’État court toujours le risque de ne pas prendre les citoyens pour des personnes responsables. » Mais il n’est plus question de revendications : l’archevêque de Reims veut contribuer à la réflexion nationale, aussi bien politique que philosophique. Une initiative dans la droite ligne de la rencontre des Bernardins, le 9 avril 2018, lorsque Emmanuel Macron s’adressait aux catholiques : « La République attend de vous que vous lui fassiez trois dons : le don de votre sagesse ; le don de votre engagement et le don de votre liberté. » Sans attendre la fin de la pandémie et d’une plume vive et personnelle, l’archevêque de Reims déploie des pistes dans l’espoir, confie-t-il, d’une « unité nationale plus forte ».

 

Extrait : « L’élargissement du regard est sans doute la seule manière de sortir par le haut »

« La pensée chrétienne a développé l’idée de bien commun. Il n’est pas la somme des biens communs (système scolaire, système hospitalier, système routier, distribution de l’eau ou de l’électricité, etc.), mais le bien dans lequel tous peuvent être en communion. L’épidémie s’ajoute à la contrainte écologique pour encourager l’humanité entière, tout homme, tout État, toute structure politique à ne pas limiter le bien commun aux seuls intérêts des humains mais à inclure dans sa visée tous les êtres de notre cosmos. L’élargissement du regard est sans doute la seule manière de sortir par le haut des traumatismes provoqués par l’épidémie et le confinement qui a été imposé aux corps sociaux. S’orienter dans une telle direction serait aussi sortir de la course actuelle des sociétés occidentales vers l’accumulation de moyens techniques permettant de transformer toute frustration en droit à faire valoir sur la société. Le corps social n’a pas à satisfaire les désirs de chacun, mais il devrait aider chacun à croire en son rôle propre, malgré ses manques et ses douleurs. »

 

Pour envisager l’avenir, l’archevêque de Reims fait d’abord mémoire de l’engagement sans faille des soignants mais aussi des « petits métiers peu estimés qui se sont révélés indispensables ». Il souligne encore ce « temps suspendu » que fut le confinement, à rebours de « l’accélération constante du temps » : « Beaucoup ont entendu de nouveau les oiseaux et ont pu observer l’arrivée du printemps comme jamais au cours de leur vie. »

Et le président de la CEF suggère de garder les fruits de cette expérience en instaurant « un vrai repos dominical qui soit un repos des personnes mais aussi des villes, de la terre, etc. (…) Je suggère, sans doute en un rêve éveillé, qu’une fois par mois un dimanche soit «confiné» partout dans notre pays. »

 

Bienveillance

Mémoire, encore, de ceux qui ont été touchés par la maladie, les familles endeuillées, et les malades trop isolés, et ceux qui ont dû vivre le confinement dans des conditions matérielles difficiles. Mgr de Moulins-Beaufort souhaite que le « mémorial de l’épidémie » conduise à « des investissements indispensables pour que chacun puisse avoir un logement digne, qui puisse lui être une demeure. »

 

Extrait : « Le modèle, ce devrait être l’hospitalité »

« Le modèle des relations entre les êtres humains ne devrait pas être le conflit ou la compétition, ni même le commerce. Ce devrait être l’hospitalité. Pour cela, il importe que chacun habite sa maison et habite en lui-même. À l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, le modèle du progrès humain ne peut pas être l’extension indéfinie des droits. Il devrait être la croissance dans le don de soi et le service des autres, rendue possible par l’hospitalité mutuelle entre les humains et la maison commune. Il ne s’agit pas là d’une utopie, d’un rêve qui n’a pas de lieu pour se réaliser, mais d’une espérance qui passe par le chemin intérieur de chacun. L’expérience du confinement a peut-être donné quelques clés pour progresser collectivement en ce sens. »

 

L’épidémie renvoie inévitablement à la dimension physique de l’épisode traversé : « Nous avons craint collectivement d’être victimes du virus et craint d’être porteurs pour les autres ». L’archevêque de Reims souligne à quel point les Français ont été conscients de l’enjeu, dont il fait une lecture spirituelle, le confinement donnant « une signification inattendue et bienvenue, plus riche que la seule nécessité d’éviter la propagation de la maladie et de la mort. »

 

Prudents non seulement pour eux-mêmes et pour les autres, beaucoup se sont montrés solidaires : « La crainte d’être contagieux a été transmuée en désir de se rendre utile aux autres ou de manifester de la bienveillance et de l’attention au-delà du cercle habituel ».

 

La place des aumôniers

C’est aussi le corps et la mort qui étaient au cœur de l’incroyable défi du Covid, l’occasion pour Mgr de Moulins Beaufort de demander une nouvelle fois et « solennellement » que les aumôniers soient associés aux plans d’urgence et non pas refoulés comme « personnel non-indispensable ». Dénonçant une fois encore « la tentation de l’euthanasie », l’archevêque rappelle que « la mort appartient à l’aventure personnelle de chaque être humain (…). Au moment de mourir, plus d’affection est préférable à davantage de médecine. »

 

Extrait : « Nous n’avons jamais réclamé un privilège »

« Il est possible que l’on ne retienne de l’action de l’Église catholique dans ces semaines que la réclamation supposée de retrouver au plus tôt des assemblées liturgiques, «des messes avec assemblée». Ce serait injuste, mais nous assumons ce risque. Nous n’avons jamais réclamé un privilège ou une exemption des règles communes. Nous avons simplement demandé que les règles communes à toute la société s’appliquent à tous les cultes. Comme les branches professionnelles, les cultes en France sont des interlocuteurs possibles pour les pouvoirs publics, capables de s’engager à des mesures sanitaires ou de s’en déclarer incapables. L’interdiction explicite de toute réunion ou rassemblement dans des «établissements de culte» au moment même où les réunions et rassemblements de moins de dix personnes étaient autorisés ne pouvait être conforme au respect de la liberté de culte. La décision du Conseil d’État, le 18 mai dernier, en atteste. »

 

Le dernier chapitre, le plus long, ouvre résolument les perspectives du « monde d’après » : il est question d’hospitalité. Si le confinement a radicalement appauvri les relations sociales, le besoin de rencontre en sort renforcé : « Comment les conditions de vie concrètes permettent-elles à tous d’exercer l’hospitalité ? (…) Comment nous comportons-nous concrètement dans la «maison commune» qu’est notre planète ? »

La question est posée à l’échelle du monde : « Au sortir du confinement, il est nécessaire de regarder en face le fait des migrations. » Mais la réponse est aussi politique : « Je regrette qu’un pays comme le nôtre ne sache pas donner une place à des personnes qui sont au milieu de nous depuis tant d’années. »

 

 

Hospitalité

Enfin, ce fils d’officier, ancien élève de Sciences-Po Paris, réhabilite « la chose politique » et l’implication individuelle : « Nul ne peut dire «je suis innocent de la situation des autres». (…) Quelle responsabilité de notre mode de vie assumons-nous chacun ? »

Une interpellation enthousiaste, une ultime invitation, qui s’adresse à tous, et redit la confiance en l’homme : « La seule vraie force vient de chaque être humain, de notre capacité à tous et à chacun à habiter notre corps, notre maison, et à y donner librement l’hospitalité et goûter la saveur du temps où l’éternité se donne déjà. » Le monde de demain commence aujourd’hui.

 

Extrait : « N’y a-t‑il pas là une piste pour réfléchir au fait de la migration ? »

« Le caractère universel de l’épidémie et de la réaction qu’elle a suscitée renforce la nécessité de regarder notre humanité comme une unité. Chaque peuple a pu lutter contre l’épidémie parce que tous les peuples l’ont fait aussi. Mais aussi tous les peuples ont été touchés par l’épidémie ou auraient pu l’être sans qu’il soit possible de désigner un coupable initial. Car la propagation si rapide n’a pas été due à la méchanceté de certains mais à la variété des échanges entre humains en notre temps. N’y a-t‑il pas là une piste pour réfléchir au fait de la migration ? Au nom de quoi certains seraient-ils assignés à un lieu sur cette terre où ils ne peuvent réunir les conditions leur permettant de vivre ? Ne peut-on pas «se serrer pour leur faire de la place» ? À quelles conditions pourrait-on le faire, sans reproduire à grande échelle la promiscuité du métro parisien ? Peut-on les aider à rester dans leur pays d’origine, toute la terre devant être peuplée. Mais alors comment les aider à acquérir les moyens d’y vivre ? »

 

Le matin sème ton grain : lettre en réponse à l'invitation du Président de la République, par Éric de Moulins-Beaufort, édité chez Le Cerf/Bayard/Mame le 3 juin 2020, 5 euros