« Nous ne savons plus ni croire, ni douter » par Camille RIQUIER

En ces temps de pandémie, Camille Riquier, professeur à l’Institut catholique de Paris, analyse la désorientation de notre époque dans son rapport à la foi et au savoir.

 

La Croix : Dans quel « état spirituel » nous saisit la crise du coronavirus que nous traversons ?
Camille Riquier : Elle nous surprend dans un état de grand désarroi et de désorientation générale quant à la foi, mais aussi quant au savoir et au doute. Nous sommes dans une période de foi faible et de doute faible, qui a des similitudes avec le XVIe siècle français, celui de Montaigne. Les générations qui nous ont précédées avaient encore connu une foi forte et un doute fort, qui était celui de l’athéisme convaincu. Aujourd’hui, nous ne savons plus ni croire, ni douter…

 

Cette crise sanitaire nous rappelle que nous respirons le même air. Est-ce aussi vrai d’un point de vue spirituel ?
C.R. : Oui. En temps ordinaire, nous avons l’impression que la ligne de partage passe entre croyants et incroyants. En fait, j’ai la conviction que croyants et incroyants se ressemblent beaucoup plus qu’ils ne le pensent. Nous partageons une même respiration de l’air du temps, une même ambiance où la foi, au sens large, nous est interdite. L’agnosticisme dans lequel nous baignons se répand partout, pas seulement en matière de religion : il touche aussi la science elle-même et les domaines du savoir dont nous étions les plus assurés.

 

Comment se caractérise cette « foi faible » ?

C.R. : En matière religieuse, nous avons perdu un rapport naturel, spontané, évident à la foi. Croire est aujourd’hui une question et une difficulté. Et le retour des croyances religieuses sur le devant de la scène en est un symptôme. On ne parle autant de la foi et de la croyance aujourd’hui que parce que nous sommes pris en défaut. Comme disait Péguy : « On ne se réclame jamais autant de ce que l’on sent bien qui vous manque le plus. » Seul celui qui a soif a l’eau à la bouche et le crie.
Je suis frappé du nombre de nos contemporains qui « aimeraient croire » comme ils le disent, qui n’y parviennent pas (ou juste un court temps) et dont le désir de croire finit par expirer. La trajectoire d’Emmanuel Carrère me semble révélatrice de cette aspiration qui finalement échoue. Ce n’est pas la fin qui manque, mais les moyens. Comme si, en matière de foi, nous avions « été hommes avant que d’être enfants », pour inverser la célèbre phrase de Descartes. Je suis étonné de voir à quel point nous avons tout à réapprendre, tout à redécouvrir…

 

Mais croire n’a-t-il pas toujours été difficile ?
C.R. : Sans doute, mais aujourd’hui il y a comme une universelle schizophrénie née des temps modernes, qui touche la foi comme le doute. On croit à moitié et on doute à moitié. On sait des choses sans être capables d’y croire vraiment. La façon dont Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé, raconte comment elle a vécu l’arrivée de la pandémie me semble tout à fait caractéristique d’un savoir auquel on ne croit pas. C’est aussi vrai du réchauffement climatique : on voit combien il est difficile d’y croire, alors que les savoirs scientifiques s’accumulent sur sa réalité.

 

Le doute est aujourd’hui revendiqué, presque à tout propos…

C. R : C’est l’un des traits de notre époque. L’homme postmoderne ne doute pas tant qu’il ne réclame un droit au doute. Celui-ci instille le doute sans qu’il y ait matière à douter. C’est un doute qui n’est pas fort, qui ne tient pas une position claire qu’il entendrait défendre. C’est ce qui explique que la rationalité soit elle-même mise à mal. À mesure que nous doutons de tout, nous perdons notre esprit critique véritable. C’est la raison pour laquelle notre époque redevient aussi crédule. On voit dans nos sociétés un accroissement spectaculaire du nombre des préjugés et des superstitions les plus fantaisistes. Les croyances se branchent directement sur le pulsionnel : on croit ce qui nous plaît ; on croit ce qui nous fait peur…

 

Quels chemins sont encore ouverts vers la foi ?
C.R. : La crise sanitaire que nous traversons ouvre des possibles. Nous étions dans un temps où les religions avaient été réinvesties pour créer de la crispation identitaire et un repli communautaire. Peut-être allons-nous cesser de nous rapporter au religieux pour ces mauvaises raisons. Nous sommes invités à retrouver la vraie nature de la religion qui est de faire du lien, de recréer du lien. Dans la situation de crise générale que nous vivons, les frontières religieuses disparaissent. Les questions identitaires sont pour une fois suspendues.
Elles paraissent hors de propos. C’est un moment précieux pour aller aux sources de la foi. Car nous y sommes comme contraints. Mais ce ne peut être un retour en arrière. Les formes religieuses non critiques sont des impasses. Nous ne reviendrons pas à la foi par une foi forcenée, obstinée, mais par une remise en question de la foi elle-même. Si nous ne savons plus croire, il demeure dans notre mémoire le témoignage de ceux qui ont cru. Par ce fil, si ténu soit-il, nous tenons encore à la foi.

 

Pour explorer l’acte de croire
Nous ne savons plus croire, de Camille Riquier, DDB, 240 p.
Dans ce livre au titre percutant, le philosophe Camille Riquier explore notre « impuissance à croire » sans s’y résigner. « La formule doit conserver son caractère choquant, si elle veut interpeller et briser le silence ; et puisque le livre entend provoquer un certain malaise, c’est que sourdement il a été écrit pour qu’on lui donne tort », écrit-il en introduction.
Après une traversée des siècles, mobilisant les écrits de Montaigne, Descartes, Nietzsche, Sartre, Carrère et Vattimo, c’est bien à une reconsidération de l’acte de croire que Camille Riquier invite. « Croire ce n’est pas moins que savoir. Ce n’est pas un savoir diminué ou affaibli, souligne-t-il. Au contraire, il y a plus dans l’acte de croire que dans l’acte de savoir, car croire engage toute la personne : cœur, intellect, volonté, affects… Et croire amène à l’action, alors que l’on peut savoir de manière détachée, en restant spectateur. »