Nous sommes tous convoqués à la fraternité du désert

Interview de François CASSINGENA-TRÉVEDY à LA VIE  23.03.2020

Le confinement vu par François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin à l'abbaye de Ligugé

Rester chez soi, limiter déplacements et interactions… Nous pouvons avoir le sentiment de vivre « comme des moines ». Qu’en pensez-vous ?

La situation actuelle présente effectivement des traits communs avec la vie monastique, à la différence près que le confinement de la vie monastique est un confinement volontaire, tandis que ce que vit la société est imposé par des circonstances, ce qui change totalement la donne… Au fond, il s’agit de ressemblances très matérielles ! Lorsque l’on entre dans un monastère, il ne s’agit pas d’être confiné, mais cloîtré. Le cloître est un espace de liberté et non un lieu d’emprisonnement. D’ailleurs, les monastères sont actuellement eux-mêmes confinés, ce qui n’est pas le cas habituellement, car il existe malgré tout une certaine mobilité dans la plupart des communautés…

 

Comment pouvons-nous consentir à ce confinement « subi » ?

Nous n’avons pas le choix ! Il s’agit d’une nécessité absolue, d’un strict devoir civique et humanitaire, afin de ne pas augmenter les risques de manière inconsidérée. Mais nous ne sommes pas tous à égalité devant cette situation, car, pour certains, le confinement peut revêtir un aspect beaucoup plus pénible : je pense particulièrement à tous ceux qui vivent à plusieurs, en ville, dans des surfaces réduites. Quand je pense à ma sœur, avec ses quatre enfants, je mesure combien il serait impudent de comparer notre condition de moines confinés à ce que vivent bon nombre de nos contemporains. Au monastère, nous disposons d’un grand jardin et nous avons une vie sociale. Les moines, d’ailleurs, se comportent parfois comme des enfants insouciants par rapport à des familles confrontées à des conditions bien plus exigeantes. Ils ne sont pas toujours des modèles et l’expérience présente peut les faire grandir, eux aussi, en maturité !

 

Y a-t-il pourtant des ressources que nous pouvons puiser dans l’expérience monastique pour mieux vivre ce temps, que nous soyons croyants ou non ?

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir… Quand je m’y suis mis, quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent (…), j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », écrivait Blaise Pascal, dans les Pensées (201, 205, La Pléiade, 1936). Nous, moines, avons hérité d’un trésor d’équilibre et de sagesse, avec une hygiène naturelle du temps (lecture, offices liturgiques, travail manuel, étude, moments d’échange). Dans ce moment où chacun est invité à rejoindre des espaces qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter, le service public que peut apporter la vie monastique réside dans la manifestation qu’une vie recueillie est possible, que l’on peut miser sur quelque chose de plus intérieur, de plus contemplatif, de plus essentiel.

 

Aux heures dramatiques de l’histoire, l’homme révèle, à côté de ses misères, ce qu’il a de plus beau, de plus inattendu.

Mais en sommes-nous capables, nous qui souvent avons désappris à mettre notre intériorité et notre vie spirituelle au premier plan de nos préoccupations ?

Dans des circonstances exceptionnelles, l’homme est capable, un peu comme un animal ou une plante, de développer des capacités d’adaptation qu’il ne se connaissait pas. C’est ainsi que certains vont se découvrir une endurance qu’ils ne soupçonnaient pas, une vie intérieure, une appétence culturelle, redécouvrir des régions inédites des autres et d’eux-mêmes. Les contraintes actuelles ne sont pas une fatalité, mais une invitation à devenir inventifs, un matériau à travailler.

 

À l’intérieur de ces règles quasi carcérales, nous pouvons développer un espace de liberté intérieure, de poésie, d’émerveillement… « Le ciel est, par-dessus le toit / Si bleu, si calme ! », écrit Verlaine depuis sa prison. Il va nous falloir trouver le ciel par-dessus les toits, en nous, en autrui, entre nous. Hors de question de céder au catastrophisme, à la magie, de se leurrer avec des recettes miracles (surtout pas dans le domaine religieux) : les ressources viendront de notre propre fond. Aux heures dramatiques de l’histoire, l’homme révèle, à côté de ses misères, ce qu’il a de plus beau, de plus inattendu. Nous sommes renvoyés à notre dignité humaine, à notre seule hauteur d’hommes. Cela donne des choses bouleversantes et sublimes, comme la musique que les gens jouent sur les balcons en Italie.

 

Beaucoup sont enfermés en couple ou en famille, pour le meilleur ou pour le pire. Dans la vie communautaire aussi, les moines doivent parfois vivre en clôture avec des frères qu’ils ont du mal à supporter. Comment gérer au mieux les tensions ?

Pas facile… Le fait de pouvoir nous regarder, nous parler, nous sourire avec indulgence et humour, reste le meilleur remède. Dans des familles où le dialogue n’existait pas d’habitude, une occasion est donnée de retrouver cette évidence que la parole guérit. L’injonction est double : il faut que les relations nous guérissent et que nous guérissions les relations qui ont besoin de l’être. Dans la vie monastique, les menues tâches et le travail partagé jouent un rôle fondamental : il y a une objectivité, un réalisme, une positivité tranquille du travail concret qui nous arrache aux pièges de l’imagination. Cela dit, en ce moment, chacun doit faire un petit effort pour ne pas se rendre vraiment insupportable ! Face à l’insupportable, à l’agaçant, on pratiquera la mise en quarantaine mentale du point chaud, on établira une hiérarchie raisonnée des choses, on évitera l’obsessionnel. La situation hors norme que nous vivons peut-être l’occasion de faire un peu de ménage dans notre vie.

 

La parole guérit, mais parfois, aussi, elle blesse et elle tue, surtout en huis-clos !

En huis-clos, peut apparaître le risque du vide, du désespoir, de la solitude, de la nervosité exacerbée. Il est indispensable que nous puissions verbaliser, nous avouer les uns aux autres notre angoisse, que nous remplacions les paroles creuses par des paroles vitales, que nous retrouvions entre nous le goût d’une affection pleine de gravité. Il est urgent que nous trouvions, au-dedans ou au dehors, des lieux, des liens de parole tonique et profonde : le téléphone et le mail peuvent être d’excellents instruments pour ce grand emploi du temps de réconfort mutuel qui s’ouvre devant nous. Nous faire mutuellement signe de vie et de tendresse : voilà un beau métier en ces temps de retrait forcé ! Rien n’atteste mieux notre dignité humaine que le souci que nous avons les uns des autres : le confinement peut et doit décupler et affiner notre capacité relationnelle, car c’est la relation même qui nous fait hommes.

 

Mais tout le monde ne se retrouve pas désœuvré. Certains sont submergés par le télétravail, les devoirs des enfants, les tâches ménagères… loin de la retraite spirituelle ! Comment régler le temps ?

La conjoncture actuelle peut être l’occasion de retrouver les bienfaits d’une relative ritualité que nous avions perdue – et qui pourtant nous construit – dans une société très éclatée, du zapping et du papillonnage. Car la bonne humeur a besoin d’horaire ! Ce peut être une chance que de renouer avec une vie plus communautaire et plus partagée, en apprenant à répartir les tâches, à reconfigurer les activités et les priorités. Chacun peut aussi se trouver un grand os à ronger : une lecture, une passion, une curiosité, un artisanat, un domaine de recherche intellectuelle. Il faut aussi nous confier au génie, à la grâce propre du temps, car il fait son œuvre. Le temps n’est pas seulement ce que nous faisons de lui : il nous faut accueillir son rythme et nous laisser travailler par lui, emmener par lui là où nous n’avions pas imaginé.

 

Peut-être, aussi, d’apprendre à guetter les signes d’espérance…

Bien sûr, car cela finira par finir. Peut-être devons-nous jeûner, pour notre santé mentale, d’un excès d’informations difficiles à digérer à un tel rythme : passer la journée à écouter ce qui se passe, à scruter les chiffres de contagion et de mortalité peut s’avérer extrêmement anxiogène. Dans les monastères, nous observons normalement une certaine retenue par rapport à ce flux sans discernement. Garder la tête froide est un impératif : nous savons au moins que la discipline de confinement qui nous est demandée porte vraiment du fruit. Cela a pu être observé en Chine et commence à l’être en Italie. Il y a là une donnée objective qui devrait bander tous les ressorts de notre responsabilité. En respectant ce qui nous est demandé, nous travaillons efficacement pour quelque chose. Ce confinement n’est pas absurde, il est un service que chacun rend, très pauvrement, très obscurément, à l’humanité entière.

 

Nous vivons un basculement de civilisation. Ce qui nous arrive n’est pas un châtiment divin, mais un avertissement historique. Comment gérer l’angoisse que constitue, ces jours-ci, le monde extérieur ?

C’est une grave question. L’enjeu est de dépasser les peurs archaïques, animales, et pour cela il nous faut des antidotes puissants. Des trésors d’amitié et de vérité humaine peuvent se révéler chez nos semblables. Il y a aussi la beauté, la fidélité silencieuse de la nature qui respire, tandis que l’homme s’arrête de se faire son propre bourreau. Résistons aux sirènes de l’apocalypse, gardons en nous la nappe phréatique de la paix : la beauté dont nous sommes capables est un commencement de victoire. Dieu, caché dans cette épreuve, attend de nous non des bondieuseries farfelues et affolées, mais l’accomplissement de notre devoir.

 

Spirituellement, comment ne pas glisser dans l’acédie ?

L’acédie est le nom monastique d’un épisode dépressionnaire que traverse en réalité toute existence humaine, et plus souvent qu’on ne le croit. Dans le cas des moines, les exercices de leur vie n’ont alors plus aucun goût. L’on n’a plus cœur à rien… C’est la traversée du désert sans désir, sans appétit et sans lumière… Mais en contrepoint à cette aridité, se dessine une fraternité du désert, celle de l’épreuve, de l’angoisse et de l’espérance communes. Le Peuple de Dieu se constitue précisément comme Peuple qui traverse. En ce carême, nous sommes convoqués à la fraternité du désert, coude à coude, cœur à cœur, pas à pas, croyants et incroyants, au seul titre de notre humanité partagée.

 

Nous allons devoir réviser nos priorités. La frugalité, dans tous les domaines, sera une des données majeures du monde à venir. Quelles seront selon vous les conséquences individuelles et collectives de ce confinement général ?

Elles seront énormes. Nous vivons un basculement de civilisation. Ce qui nous arrive n’est pas un châtiment divin, mais un avertissement historique. Économiquement et humainement, cette crise sanitaire est un révélateur et un accélérateur. En l’espace de 15 jours, le paysage mondial s’est modifié de manière impressionnante. Nous espérons ressortir de tout cela plus humains, car nous sommes bel et bien dans l’urgence de retrouver l’essentiel. Envahis par la peur de la mort, nous prenons conscience de notre immense fragilité, alors que nous nous pensions surhumains, peut-être même déjà transhumains…


Nous allons devoir réviser nos priorités, dans le domaine de la santé, de l’écologie, de l’économie, de la culture, du religieux même ; nous allons devoir réduire la voilure, ou plutôt changer de voiles. La frugalité, dans tous les domaines, sera une des données majeures du monde à venir. Nous étions jusque-là des consommateurs de la vie : l’inouï de la vie fera notre émerveillement et appellera nos baisers encore pleins de larmes.