Publié le 12/11/2020

interview Laurent Grzybowski

 

Rapport du Secours catholique : "Pour les précaires, cette crise est pire que celle de 2008."

[Entretien] Le Secours catholique publie le 12 novembre son rapport 2020 sur l’état de la pauvreté. Axelle Brodiez, spécialiste des questions de pauvreté et de précarité et historienne au CNRS, a accepté de le commenter pour La Vie. 

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué à la lecture du rapport 2020 « État de la pauvreté » du Secours catholique ?

Ce rapport met l’accent cette année sur la manière dont les familles n’arrivent plus à boucler leur budget. Le « reste pour vivre » moyen est de 260 € par mois, soit 8,50 € par jour par personne. Avec cette somme, il faut se nourrir, s’habiller, se meubler, prendre les transports, payer des médicaments, autant dire constamment faire des arbitrages cornéliens et finir en déficit. Chaque imprévu, dont la baisse des APL ou le confinement, est une catastrophe. De plus, ce sont les familles avec enfants qui affichent les niveaux de vie les plus faibles. Ce rapport comporte aussi un panorama des accueillis, ce qui permet de mesurer des évolutions de long terme. Cette année, je vois plusieurs points à souligner : d’abord, l’augmentation de la proportion d’étrangers qui se poursuit (17 % en 1990, 45 % aujourd’hui), et ils sont de plus en plus précaires (3 % de sans-papiers en 1999, 23 % aujourd’hui). Cette transformation explique qu’il y ait de plus en plus de ménages sans aucune ressource (10 % en 2009, 23 % aujourd’hui), en logement précaire (20 % en 2002, 32 % aujourd’hui) et de plus en plus d’inactifs (36 % en 2006, 54 % aujourd’hui), interdits d’accès à l’emploi ou qui ont baissé les bras.

 

Pour répondre à la crise, le Secours catholique est favorable à une nette augmentation des montants des minima sociaux et notamment du RSA. Qu’en pensez-vous ?

Par rapport à toutes les crises économiques que notre pays a traversées depuis la fin du XIXe siècle (quand a commencé à s’élaborer notre système de protection sociale), celle que nous connaissons depuis le début des années 1980 est inédite : nous ne sommes jamais parvenus, en 40 ans, à redescendre sous la barre des 7 % de chômeurs. C’est massif. Or, contrairement à ce que l’on entend souvent, le chômage n’est pas dû à la paresse des allocataires mais à un fort manque d’emplois, structurel. Selon les estimations, il y a, en France, plus de dix fois plus de demandeurs d'emploi que de postes à pourvoir. Il existe donc trois possibilités : créer massivement des emplois, ce qui serait la meilleure solution pour l’économie comme pour les individus, mais paraît irréalisable à court terme ; ne rien faire, et laisser des millions d’adultes et d’enfants sur le bord de la route ; ou augmenter les minima sociaux, pour que les gens vivent décemment.

 

Le relèvement des minima sociaux aurait-il un intérêt économique ?

Il permettrait aux gens de ne plus être englués dans l’angoisse et la survie du quotidien, de pouvoir construire des projets, notamment professionnels, et de consommer un peu. C’est de l’argent qui serait réinjecté. Ce relèvement des minima sociaux n’empêcherait en rien le retour au travail puisque, à ce niveau de budget, chaque euro compte. Les économistes ont montré que les obstacles à la reprise d’emploi sont avant tout liés aux difficultés de transport, à la garde d’enfants et aux problèmes de santé. Certains parlent de « trappes à pauvreté » quand les minima sociaux se rapprochent du Smic. En fait, c’est tout le contraire : la vraie trappe, c’est quand ces minima sont trop bas.

 

Depuis des années, les gouvernements successifs expliquent privilégier d’autres leviers dans la lutte contre la pauvreté, en prétextant qu’il ne faut pas fabriquer des assistés et qu’il vaut mieux privilégier l’emploi. Qu’en pensez-vous et pourquoi ce blocage ?

Si l'on ne crée pas les emplois décents, utiles à la société et à la portée de chacun, l’injonction au travail ne débouche sur rien. Ce discours politique s’arrête au milieu du gué et conduit des millions de gens dans une impasse. Nous sommes donc, depuis au moins les années 1990, dans une situation absurde, qui repose sur une double fiction entretenue par le monde politique : il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi et il serait plus confortable de vivre des aides sociales. Mais qui rêve aujourd’hui de vivre avec 500 ou 600 € par mois ?

 

Les jeunes adultes de moins de 25 ans sont une des populations les plus exposées à la pauvreté monétaire. Ils sont pourtant exclus du RSA. Qu’en pensez-vous ?

Les moins de 25 ans ont été exclus du RMI, ancêtre du RSA, dès sa création, pour plusieurs raisons. Il y avait déjà beaucoup de dispositifs d’insertion pour les jeunes. On préférait aussi faire jouer la solidarité familiale, pour des raisons financières et pour ne pas enfermer la jeunesse dans un dispositif d’assistance. Ce principe a toujours été maintenu comme intangible, mais il est aujourd’hui dépassé. En effet, depuis quatre décennies, il est très difficile pour les jeunes de s’insérer sur le marché de l’emploi et la subsidiarité familiale est un gros facteur d’inégalités sociales. Si l’on ne propose pas d’emploi décent, la moindre de choses est de ne pas gâcher une jeune vie, encore en construction, et de proposer a minima un revenu qui permette de survivre.

 

Pour répondre à tous ces enjeux, pensez-vous qu’il serait temps d’instaurer un revenu universel ?

Cette proposition pose problème car personne ne sait exactement comment la financer. Il serait possible de verser jusqu’à 350 € par individu, mais cette somme serait parfaitement insuffisante et elle représenterait une terrible régression par rapport aux minima sociaux actuels. De plus, la création de ce revenu acterait l’abandon de la centralité du travail qui structure culturellement nos sociétés. Les personnes en situation de pauvreté veulent travailler, par dignité, pour ramener à la maison le salaire de leur labeur. Le travail est aussi quelque chose de sociabilisant. 

 

Comment expliquer que les gouvernants comme les opinions publiques acceptent qu’il y ait autant d’inégalités ?

Demandons-nous qui trouve intérêt à cette situation. Certains profitent politiquement de cette stigmatisation du bas de l’échelle sociale, car on a toujours besoin, électoralement, de boucs émissaires, en l’occurrence ici les plus pauvres. D’autant que cette situation se télescope avec la question migratoire, politiquement très sensible. Les milieux économiques quant à eux profitent dès lors d’une main-d’œuvre prête à accepter n’importe quel emploi, aussi précaire et mal payée soit-elle. Les enjeux sont en fait mal connus. On imagine mal les entraves à la reprise d’un emploi décent et les souffrances que cette condamnation à l’inutilité sociale provoque. On réalise mal aussi le coût social et financier de ces inégalités. La pauvreté d’une grande partie de nos concitoyens nous coûte cher : santé physique et mentale, vies broyées par le désespoir, violences subies et retournées, engorgement de la justice et des prisons… Les inégalités créent aussi du ressentiment. Il a été scientifiquement prouvé que les sociétés les plus égalitaires sont les plus heureuses. Un meilleur partage du travail et des revenus, donc une vie plus décente pour tous, induit de la cohésion sociale et plus de bien-être pour tous.

 

En observant les revenus et les dépenses des ménages rencontrés par le Secours catholique, on constate que leur niveau de vie stagne, voire régresse, depuis dix ans. Retrouve-t-on une même évolution dans le reste de la population ?

Si l’on reprend les courbes depuis les années 1990, le niveau de vie médian a augmenté régulièrement jusqu’à la crise des subprimes de 2008 et stagne depuis. Celui des plus riches avait lui aussi augmenté avant 2008, mais bien plus rapidement. Il a ensuite continué de croître jusqu’en 2012, puis s’est stabilisé jusqu’en 2017 avant de s’envoler littéralement. L’Insee vient de constater, cet automne, un mouvement très inquiétant : le revenu des plus pauvres augmente très légèrement après redistribution, mais subit en revanche une chute catastrophique avant redistribution. C’est-à-dire qu’on institutionnalise en pratique un système qu’on condamne pourtant en théorie : on interdit aux plus pauvres l’accès à un revenu décent (à cause du chômage et des emplois précaires) et on le condamne à survivre grâce aux aides sociales.

 

Quels enseignements faut-il tirer, à vos yeux, de la crise sanitaire actuelle en matière de politiques de lutte contre la pauvreté ?

Comme la crise de 2008, celle-ci est particulièrement dramatique pour le bas de l’échelle sociale : ceux qui dépendaient d’un emploi précaire, voire du travail au noir ou de la mendicité, ont perdu leurs ressources. Ils paient aussi le plus lourd tribut – hors personnes âgées – en termes de morbidité et de mortalité : car ils sont plus exposés (emplois non « télétravaillables ») et plus fragiles (plus forte prévalence du diabète ou de l’obésité). Ils ne peuvent pas non plus se confiner dans des logements décents. Pour eux, cette crise est pire que celle de 2008. Il faut apporter une réponse à double détente. Dans l’immédiat, leur permettre de survivre financièrement et de se protéger sur le plan sanitaire. Puisqu’elle est à plat et qu’on accepte d’y injecter des sommes faramineuses, il faut prévoir dès maintenant une conversion de l’économie, vers une création d’emplois tout à la fois utiles, accessibles et décents. Trois secteurs apparaissent comme des secteurs d’avenir : les services à la personne et la dépendance, les associations et le lien social, et la transition écologique, qui conditionnent notre avenir.