Fabrice Hadjadj : "Face à l'épidémie, reste la charité nue"

 

Publié le 07/04/2020

Cyril Badet Ciric pour La Vie

 

 

L’écrivain et philosophe Fabrice Hadjadj raconte Pâques à l’heure de la peste et de toute épidémie ; face à l’événement dramatique et inédit qu'est la pandémie de Covid-19, face au coronavirus, qui nous force à inventer de nouvelles habitudes, nous retrouvons notre condition d’humains, façonnés par nos malheurs et par notre espérance.

 

Les hommes savent qu’ils vont mourir, mais ils ne le croient guère. Tous les hommes sont mortels, certes, mais je ne suis pas un homme, je suis Fabrice, le fils de Bernard et de Danielle, avec des souvenirs trop singuliers pour entrer dans un syllogisme. Socrate est mortel, certes, mais c’est Socrate, pas moi, qui ne pourrai jamais constater mon décès. Comment serai-je mort à mes propres yeux, puisque, pour le voir, il faut que mes yeux vivent ?

 

Pendant Mai 68, alors que le printemps fait semblant de ne plus connaître l’hiver, la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross achève d’écrire son fameux livre les derniers instants de la vie. Elle y distingue cinq étapes dans notre confrontation à l’irréparable : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, puis l’acceptation, qui n’arrive qu’au bout d’un long chemin et n’a plus rien de commun avec la résignation précédente.

 

Une dialectique infaillible

En ce temps d’épidémie, par-delà le confinement, chacun y va donc de sa petite stratégie d’évitement. Surtout les intellectuels. Car les intellectuels ne sont pas aussi atteints que les bistrotiers. Leur fonds de commerce n’est pas en péril. Ce sont les spécialistes du marchandage, ou plutôt du monnayage de leurs idées, de sorte qu’ils peuvent faire comme si leur discours n’était pas pris de court. Quand ils parlent du coronavirus et de ses conséquences, ils ne se laissent pas démonter et sous-entendent comme Tarrou dans la Peste d’Albert Camus : « Mais quoi ! la mort n’est rien pour des hommes comme moi. C’est un événement qui leur donne raison. » Autant dire qu’il n’y a pas d’événement, ou que celui-ci se résorbe dans une dialectique infaillible, et que nous allons bientôt vous désigner les coupables.

 

Ainsi, les collapsologues font de la collapsologie ; les altermondialistes disent que c’est la fin de la mondialisation ; les mondialistes que c’est la preuve de la nécessité d’un gouvernement global ; les anti-immigration rappellent que « Restez chez vous » fut depuis toujours leur slogan ; les tenants d’un pouvoir autoritaire célèbrent la Chine et ses prescriptions drastiques, mais un professeur de l’École normale supérieure nous assure que « le meilleur remède contre l’épidémie virale, c’est la démocratie » ; les épidémiologistes vantent les mesures préventives et n’aiment pas le docteur Didier Raoult, tandis que les infectiologues cherchent des remèdes et se méfient d’Olivier Véran ; les athées en profitent pour confirmer que Dieu n’existe pas, les fondamentalistes surenchérissent pour attester que le monde n’est qu’une vallée de larmes ; les écologistes montrent le ciel bleu au-dessus de Pékin, l’eau transparente dans les canaux de Venise, les oiseaux qui reviennent dans les villes – à quand les vautours ? –, tandis que les technologistes leur rétorquent que l’on voit bien que la Nature n’est pas une mère, puisqu’elle concocte des virus destructeurs pour ses enfants…

Ce virus renverse la donne. Se transmettant par une grande majorité de porteurs sains, il change les gestes de tendresse en gestes mortifères.

 

La vérité, cependant, c’est qu’il y a un moment où nous sommes pris à la gorge, où nos systèmes s’effondrent, y compris ceux qui se prétendent « antisystème » et annonçaient déjà l’effondrement. Comme le dit Pascal, « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste ». Que nous reste-t-il alors ? Évidemment, je ne méprise pas l’ordre politique, ni la recherche scientifique, ni surtout l’effort médical : ils sont absolument nécessaires. Mais ils ne prennent pas la mesure de l’événement, ils ne nous mettent pas face à ce mal irréductible qui ne nous laisse d’autre recours qu’une supplication sans réponse : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

 

Une charité nouvelle mais problématique

On aurait pu prendre ses précautions, sans doute. On savait qu’une pandémie analogue à la grippe espagnole allait d’un jour à l’autre survenir. N’aurait-on pas dû avoir plus de masques ? N’aurait-on pas dû avoir plus de respirateurs artificiels ? Sans doute. Nous ne voulons pas que les masques tombent. Nous ne voulons pas être livrés au souffle de l’Esprit. Moi le premier. Notre société rêvait hier encore d’intelligence artificielle, non de respirateur. Elle redoutait surtout les virus informatiques. Le coronavirus ne pouvait que la trouver démunie. Camus le note dans ses carnets : « La rencontre de l’administration qui est une entité abstraite et de la peste qui est la plus concrète de toutes les forces ne peut donner que des résultats comiques et scandaleux. »

La foi en la résurrection suppose la reconnaissance de notre mortalité sans détour, mais non sans destin, car ce lieu de la perte devient celui de l’offrande.

 

Toutefois, en dehors même de l’abstraction administrative, comment n’aurions-nous pas été pris au dépourvu ? Ce virus renverse la donne. Se transmettant par une grande majorité de porteurs sains, il change les gestes de tendresse en gestes mortifères, et fait du geste barrière, de la distance, de la porte fermée, les marques d’une charité nouvelle mais problématique.

 

Nous pouvons ici imiter l’étonnement de Jésus au jardin des Oliviers (Luc 22, 48) : « C’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » Même lui n’osait pas s’y attendre. Le signe de l’amour ne pouvait pas devenir celui de la destruction. C’est pourtant le propre de la trahison d’opérer une telle inversion des signes.

 

Mortels, fragiles, peccables

Et comment ne nous sentirions-nous pas à la fois traîtres et trahis ? Voilà que nos baisers de paix sont devenus des baisers de Judas. Voilà qu’il est bon de ne pas aller visiter nos anciens isolés et menacés par la maladie – et de regarder la messe à la télévision… Les États européens ont pris des dispositions sans précédents, comme il n’y en eut pas même pendant les guerres mondiales ; et pour la première fois dans l’histoire de l’Église, les fidèles catholiques les plus fervents seront privés de veillée pascale. Pour la première fois, l’Église, qui fait obligation de communier au moins à Pâques, publie un décret qui donne au troupeau la consigne de ne pas communier… C’est par une absence de baiser que tu accueilles le Fils de l’Homme ?

 

Peut-être bien. Ce dépouillement, loin du fantasme transhumaniste, nous rappelle à notre condition de fils et de filles de l’homme et de la femme : mortels, fragiles, peccables, pouvant espérer, par-delà la santé, un salut… Oui, nous revoici humains, repris par l’histoire humaine, au point que des textes anciens ont plus d’actualité que nos statistiques : la peste d’Athènes racontée par Thucydide, celle de Florence par Boccace, celle de Londres et de Milan respectivement par Defoe et Manzoni… Le progressisme en prend un coup. Mais l’homme d’hier redevient le frère de l’homme d’aujourd’hui. La culture apparaît plus profonde et plus neuve que l’innovation technologique. Elle exprime nos attentes éternelles.

 

L’espérance de quitter nos tombeaux

Toute épreuve est à double tranchant. Elle n’implique pas un sursaut automatique. Par définition, elle nous met à l’épreuve, et nous la traversons en devenant soit meilleurs, soit pires. Le confinement peut nous enfoncer davantage dans le virtuel et le divertissement (le site de vidéos pornographiques Pornhub offre gratuitement ses abonnements premium) et l’euthanasie (le gouvernement, hésitant sur la chloroquine, n’a pas hésité à autoriser le Rivotril). Mais il peut aussi nous faire prendre conscience du prix inestimable de la proximité et de la présence dont nous sommes privés. Il doit nous rapprocher de l’Incarnation, et, à travers elle, de l’espérance de quitter nos tombeaux.

 

La Bible s’intéresse peu à l’immortalité de l’âme. Elle en appelle à la résurrection des corps. S’il ne s’agissait que d’immortalité, nous n’aurions pas à sortir d’Égypte : le Livre des morts nous aurait suffi, avec sa pesée des esprits et son existence en apesanteur, débarrassée de toute enveloppe charnelle. S’il s’agit de ressusciter, en revanche, il faut accepter de mourir. La foi en la résurrection suppose la reconnaissance de notre mortalité sans détour, mais non sans destin, car ce lieu de la perte devient celui de l’offrande.

 

La Bible s’intéresse peu à la dignité des vertueux. Elle en appelle à la rédemption des pécheurs. S’il ne s’agissait que de vertu, nous aurions pu en rester à Aristote ou Cicéron. S’il s’agit de rédemption, en revanche, il faut accepter que notre orgueil se brise. La foi en la miséricorde suppose la reconnaissance de notre misère sans fard, mais non sans force, car le lieu du péché devient celui de la grâce, et d’une grâce contagieuse, où l’on pardonne à son tour dans la grande communauté des misérables. 

 

Que nous reste-t-il alors ? La charité nue. Celle des soignants et des suppliants. Celle des mourants et des vivants, plus vivants que jamais, parce qu’ils ont côtoyé l’abîme, parce qu’ils ont été privés même de donner leur dernier hommage au défunt et découvert le tombeau vide, parce qu’ils ont compris que tout était perdu qui n’était pas reçu et donné.